A partir de 1830, et jusque dans les années 1900, la famille Collignon, directeurs et directrices d’un « spectacle mécanique », a sillonné toute la Lorraine, et probablement aussi la Haute-Marne, enchantant petits et grands avec un répertoire de marionnettes tout droit venu des illustres théâtres parisiens (revisité quelque peu…).
Installée sur la grande place des villages, leur roulotte se transformait en véritable scène grâce à un ingénieux système. C’est à dire que l’un des cotés de la voiture s’ouvrait comme un volet laissant apparaître les décors somptueux, toiles peintes de nuages pommelés, de couples d’anges volant dans l’azur, …
L’écrivain spinalien René Perrout raconte son émotion lorsqu’il retrouve, en 1912, au fond d’une grange d’Harréville-les-Chanteurs, les automates qui l’ont émerveillé enfant : Proserpine, Victor, l’enfant de la forêt, Golo, les saints, les dieux et les diables, …
C’est le « marionnettiste » lui même, M. Collignon, qui lui fait alors la visite et, si les automates lui paraissent défraichis et comme « endormis pour l’éternité » dans leurs caisses de bois poussiéreuses, la magie opère tout de même et l’écrivain jubile en découvrant les subterfuges qui l’ont tant fait rêver.
Il est tout attendri par les systèmes astucieux inventés par les “mécaniciens”, en particulier celui qui fermait et ouvrait les paupières des poupées de bois.
J’ai donc remonté la généalogie de la famille COLLIGNON, marionnettistes habitant à Harréville-les-Chanteurs (Haute-Marne).
Le premier à être qualifié de « directeur de théâtre mécanique ambulant » est Melchior Collignon, né en 1809 à Petit-Failly, en Meurthe-et-Moselle. Il épouse Marie Servaux, marchande-colporteuse domiciliée à Harréville-les-chanteurs.
Trois de leurs enfants se marient avec les petits enfants de Charles Rémy BORGNIET, artiste né à Reims en 1778.
Rémy Borgniet et ses descendants (LEVERGEOIS, DULAAR, ROUSSEL) animèrent simultanément et/ou successivement les célèbres théâtres du Petit Poucet et des Lilliputiens.
Les familles de forains avaient pour habitude de se marier entre eux pour préserver l’exploitation de leur « métier», c’est-à-dire un complexe de biens d’équipement (roulotte-théâtre , décors, marionnettes, accessoires, répertoire).
Les COLLIGNON sont donc une branche de ce fameux artiste BORGNIET !
La famille Borgniet se scinde en deux branches autour de 1860, d’un côté les Collignon, qui sillonnent la Lorraine et de l’autre, les Levergeois, actifs en Normandie.
Contrairement au Levergeois-Dulaar-Roussel, fondateurs et exploitants de plusieurs théâtres ambulants jusque dans les années 1940, la branche des marionnettistes « Collignon » s’éteint vers 1900/1910.
En 1912, à Haréville-les-Chanteurs, en Haute-Marne, c’est donc le dernier « mécanicien ambulant » de Lorraine et de Haute-Marne que visite avec émotion l’écrivain spinalien René Perrout.
Voici son texte magnifique (Promenades sentimentales, 1912)
Article et recherches Pascale Fourtier-Debert, 2024.
Spéciale dédicace à Pascal DUFOUR et Jean-Pierre IDATTE.
Illustrations © PAM LE LAB, portail des arts de la marionnette
Histoire des marionnettes en Europe, Magnin_Charles
Des marionnettes foraines aux spectacles de variétés : les théâtres Borgniet / Marie-Claude Groshens ; Musée des arts et traditions populaires
“Les Marionnettes de M. Collignon“,
René Perrout, Promenades sentimentales, 1912
Il est, aux confins du département des
Vosges, non loin de la Haute-Marne, un
petit village d’une grande douceur. C’est
le village de Sartes. Dans une petite vallée,
au pied de frêles collines, au bord d’un
lent ruisseau, il aligne, le long de la route
jalonnée de peupliers, ses maisons paisibles.
Il est silencieux et riant. Ce petit village,
d’une modestie si charmante, a de magni-
fiques voisins. Qu’on imagine un jeune
garçon au teint fleuri, tranquille, un peu
rustique, dans un cercle de preux. L’image
est téméraire mais elle est exacte. Si du
clocher de Sartes on lance vers la circon-
— 26
férence des routes idéales, chacune d’elles
aboutit à un lieu fameux. C’est, plus ou
moins prochains, Domrémy, le Bois-Chenu,
le Mont-Juan, Saint-Elophe, Soulosse
(Solimariaca), Grand (Granis civitas),
Bourlemont, Beaufremont, l’héroïque, la
sainte montagne de la Mothe. Ce sont
d’autres foyers d’émotions moins illustres,
émouvants tout de même.
Si l’on gravit la côte derrière les maisons,
si l’on franchit le plateau aux terres arides,
coupées de haies, de buissons et de pier-
riers, pareil à une solitude qui s’offre,
lourde de paix, aux baisers du soleil, on
gagne, au sortir d’un bois, le village
d’Harréville-les-Chanteurs.
Ce village a un nom sonore. Sans doute
lui vient-il de ce que ses habitants parcou-
raient autrefois les pays voisins, montrant
l’image de saint Hubert, des reliques
— 27 —
enfermées dans une armoire qu’ils por-
taient sur leur dos à la façon d’une
hotte, vendant des chapelets, des médailles
et chantant des cantiques ou des com-
plaintes. On les appelait, comme les Cha-
magnons, les montreurs de Saint-Hubert.
On n’en rencontre plus. La race en est
éteinte, comme s’éteint la poésie dans
l’âme populaire. Pourtant, dans le village
d’Harréville, habite encore un vieillard
tordu comme un cep, face camuse et poil
de renard. Il promenait sur ses épaules, il
n’y pas si longtemps, l’armoire tradition-
nelle. Il heurta un jour à la porte du
château de Brainville. Les domestiques le
repoussant, il s’écria d’une voix tremblante
d’indignation, presque menaçante :
— Ne me donnerez-vous rien, au nom
du bienheureux saint Hubert ?
On lui donna l’aumône. Y a-t-il de cela
— 28 —
dix ans ? Aujourd’hui, si on l’interroge, il
renie le saint et feint de ne pas com-
prendre. Comme les autres, il brûle ses
dieux, il chasse de sa mémoire les heures
simples de sa vie, il oublie les vieilles
chansons.
Un jour du dernier automne, je fus à
Harréville. Vous daignâtes, mon cher
poète, m’y accompagner. Nous allions
visiter M. Collignon, le célèbre imprésario
des Grands Automates que les enfants de
Lorraine ont tant aimés. Il achève de vivre
là, au milieu de ses marionnettes.
C’était une triste journée d’octobre. Une
brume obscurcissait la vallée, étroite et
longue comme un couloir, aux flancs cou-
ronnés de forêts. Il pleuvait. Une pluie
fine, légère, bruinait, voltigeait dans l’air,
nous enveloppant d’une poussière d’eau.
Les arbres, les chemins ruisse-
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laient. De lourdes nuées grises roulaient
lentement dans l’air, avec des éclaircies
cuivrées.
Cependant les bois resplendissaient. Ils
avaient revêtu le manteau étincelant de
l’automne, tissé de tous les ors, du jaune
décoloré à la teinte sanglante. C’était la
forêt magique. Parmi les feuilles d’or, un
groupe de sapins, d’un éternel vert sombre,
faisait une tache de bronze. C’était le bois
de la Corvée.
Dans le creux de la vallée la Meuse
serpentait, aux eaux si lentes qu’on les
croyait immobiles, arrêtées par les herbes
roussâtres qui encombraient son lit. Un
pont rustique la franchissait, unissant les
deux tronçons du village qui, sur chaque
rive, escaladent les pentes.
Là des légendes flottaient, sous la pluie,
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parmi les nuées. C’était une harmonie de
choses lointaines et grises.
Un lieu voisin de la Meuse s’appelle
la Fosses-aux-Cloches, sur l’emplacement
d’une ancienne commanderie. On raconte
que les Templiers enfouirent un jour leurs
cloches pour les sauver des mécréants qui
infestaient le pays. Depuis les poètes, aux
heures mélancoliques, perçoivent des ca-
rillons qui montent de la rivière, comme
au fond de la mer chantent les cloches
de la ville d’Is.
La nuit, sur la Corvée, au-dessus des
sapins de bronze, des êtres invisibles me-
naient la Chasse-Cornue. On entendait un
grand tapage : des cornets, des violons,
parfois des chants de femme. Jean Létoffé
d’Harréville fut, dit-on, le dernier à l’ouïr.
Il y avait aussi le Sabbat, la danse
autour des feux comme on l’appelait, au
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coin des Thermes, non loin de la Fosse-
anx-Cloches. Les villageois, hommes et
femmes, y dansaient éperdument une
partie de la nuit. Plusieurs, par tradition,
s’enveloppaient de draps blancs qui
n’effrayaient personne. Et, la danse finie,
on voyait des nuées de petits crapauds
sautillants dégringoler vers les champs.
Quittant la grande route, nous gravîmes
un raidillon boueux et rocailleux. L’eau
ruisselait entre les cailloux. Sur la gauche
une croix de pierre surgissait. Elle était du
XVIe siècle. Le fût était semé de croix de
Lorraine et des barbeaux de Bar. Une
ronde de quatre évêques mitres, crosses,
chapés, semblait tourner autour. Un christ
noueux expirait sur la croix.
Elle précédait une plate-forme, une
petite place entourée de maisons basses,
des maisons de laboureurs. C’était l’an-
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cienne cour, peut-être l’ancien cloître d’un
prieuré qui n’existe plus. Les maisons
sont bâties sur ses ruines et sans doute de
ses ruines. La place était déserte et
silencieuse, comme le reste de la nature.
Des poules, bravant l’averse, pâturaient.
Elles s’arrêtèrent de picorer pour nous
regarder passer, l’œil rond, la tète inclinée,
avec un gloussement qui devait exprimer
l’étonnement, l’inquiétude.
Dans un angle de la cour, un homme
sortit d’une grange. Il était petit, mince
et droit. Pourtant il était vieux. Sa
moustache et ses cheveux étaient d’une
blancheur sans mélange. Mais une douceur,
qui baignait son visage, montrait que la
paix de son âme entretenait la santé de
son corps. Nous l’abordâmes poliment et je
lui demandai s’il connaissait M. Collignon.
Il me répondit avec infiniment de grâce :
— 33 —
— C’est moi-même, Monsieur. En quoi
puis-je vous servir ?
Son aspect était aimable. Sa bouche, ses
yeux, les rides de son front et de ses joues,
toute sa figure souriait. Elle reflétait la
sérénité du terrien qui vit sur le vieux sol,
la politesse, l’emphase du vieil acteur, la
finesse de l’artiste. M. Collignon, le père
Collignon, pour moi, était tout cela. Je
regardais avec une révérente curiosité ce
vieillard amène qui évoquait de grandes,
de pures joies de mon enfance. Je le
contemplais comme j’aurais fait un vieux
bibelot touchant et il semblait heureux
de ma contemplation.
Je lui demandai s’il avait encore son
théâtre, ses décors, ses marionnettes et
s’il lui plairait de nous les montrer. Je
m’excusai de mon indiscrétion. Je lui dis
que j’avais été jadis à Epinal avide de
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ses spectacles. M’enfonçant dans les
confidences, je m’enhardis à lui révéler
que j’étais parmi les grimauds qui faisaient
du tapage dans sa baraque quand le rideau
tardait à se lever. Je confessai notre
impertinence : nous bravions ses répri-
mandes, ses menaces et maintes fois il dut
appeler le guet. L’indulgent M. Collignon
daigna sourire de ces aveux qui le
rajeunissaient.
Je me sentis gonflé de joie quand il nous
invita, le bonnet à la main, à pénétrer
dans sa demeure. Les grands automates y
étaient enfermés, dans la poussière et
dans la paix d’une grange et nous allions
les voir.
Mon cœur bondissait. C’était une partie
de mon enfance qui allait se lever devant
moi, dans un hallier obscur d’un village
lointain, embrumé de pluie et de tristesse.
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C’étaient des illusions depuis longtemps
défuntes qui allaient ressusciter.
Ce fut mon erreur de le croire. En
vérité j’eus tout d’abord une déception.
J’avais complaisamment doré mes souve-
nirs et mon rêve. Je me trouvai choqué par
la réalité et sa misère.
M. Collignon nous conduisit dans un
étroit réduit, sombre, poudreux, encombré
d’un établi, de ferrailles et d’outils. Une
armoire boiteuse renfermait les décors et
les accessoires, les canons de Victor l’enfant
de la forêt, la cloche, l’apothéose de Saint-
Antoine. Les automates gisaient, démontés,
dans deux longues caisses, sans ornements
et sans guirlandes, pareilles à deux coffres
à bois.
Etait-ce possible ? Ces décors, ces toiles,
ces machines qui me semblaient jadis
l’ouvrage de la magie, les tranches d’azur,
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les nuages pommelés, les couples d’anges,
les gloires parmi lesquelles Antoine gagnait
l’éternité, je les retrouvais pliés, roulés,
empaquetés dans un pauvre meuble. Ces
personnages augustes, des seigneurs, des
princes, des saints, Dieu même, je les
voyais privés de leurs vêtements, désar-
ticulés, dévissés, déshonorés et jetés
pêle-mêle dans une boite. Etait-ce possible?
Je sentais un effondrement, le chagrin
d’un rêve envolé, d’une joie perdue, d’une
clarté éteinte. Et, soutenant dans ma main
la tête de Golo, comme Hamlet portait un
crâne, j’allais me prendre à méditer
comme ce triste prince sur la fuite du
temps et le néant de tout.
Cependant M. Collignon exhumait les
automates avec beaucoup de complaisance.
L’un après l’autre, pièce par pièce, membre
par membre, il les tirait de leur tombeau.
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Sa bonne grâce et les choses qu’il nous
montra me rendaient la sérénité. Bientôt
même je retrouvai tout l’agrément de mes
souvenirs. Il exhiba des choses étonnantes.
Je me rappelai tout de suite les surprises,
les terreurs et les joies qu’elles m’avaient
données.
Nous vîmes défiler, comme des évoca-
tions, le chef de saint Antoine, le crâne
bossué, légèrement pointu, le regard
inquiet, de l’inquiétude des pauvres, les
diables de la Tentation, jaunes, verts,
rouges, multicolores, un squelette dont les
os se choquaient, un petit démon ingénieux
et noir, dont les jambes étaient des pattes
de chevreuil et les griffes des ongles de
poulet ; Pluton, roi des Enfers, dont les
prunelles blanches tranchaient sur ses
joues noires, ses sourcils et sa barbe
rouges ; Crésus, son premier ministre, la
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face barbouillée de vert et de carmin ; le
compagnon du saint, le brave petit cochon
fraternel qui partageait avec son maître
les tourments des démons. Ils l’entraî-
naient de force malgré ses grognements
de détresse. Et quand il revenait sur
la scène, une gerbe d’étincelles jaillissait
de son derrière. Je distinguai la place
noircie de la fusée et j’eus l’explication
triviale d’un effet de scène qui me semblait
merveilleux.
M. Collignon nous initiait à tout cela.
Il déballait Victor l’enfant de la forêt,
les yeux luisants, les joues poupines, la
crosse de l’évêque qui bénissait l’héroïque
Jeanne de Flandre, les personnages et le
matériel de Geneviève de Brabant, la biche
nourricière, les gardes, les sabres, les
cuirasses de cuivre fondues à Harréville.
C’était la pièce la plus fameuse et la plus
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émouvante de son répertoire. Je pris dans
mes mains pieuses les figures qui me
remuaient le plus, la vertueuse Geneviève,
dont la fidélité fut plus forte que la mort,
les cheveux épars, l’air innocent, un peu
niais ; Sifroid, le bon seigneur et l’époux
fortuné, Golo, le perfide, le populaire
Golo, l’intendant lascif, traitre et cruel.
Il avait des yeux de verre, noirs, brillants
comme de luxure, une barbe à la russe et
des cheveux châtains. M. Collignon montra
que la chevelure était lisse, soyeuse, et,
disait-il, précieuse. Le chef de Golo
décapité, déchu, n’avait plus pour cheveux
que des crins de cheval, rudes et moins
coûteux. La face était ensanglantée. Je me
rappelai la scène du supplice : tandis que
du col tranché coulait sur le billot un
foulard rouge, qui simulait le sang, les
paupières se levaient et s’abaissaient dans
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un clignement suprême. Qui me l’eût dit
alors ? Les paupières étaient mues par une
ficelle. Et voici que je la tirais moi-même
et que je faisais cligner les paupières de
Golo. Ce désenchantement, n’est-ce pas
l’image de toute la vie ?
Le doux M. Collignon échangeait avec
nous des propos agréables. Il nous racon-
tait l’histoire de son théâtre. Il avait été
fondé au XVIIIe siècle, vers 1780, par un
ancêtre de naissance barroise. A l’origine
et pendant longtemps il fut des plus modes-
tes. Un des côtés de la roulotte s’ouvrait
comme un volet et la voiture servait de
scène. Les spectateurs ne furent qu’assez
tard protégés par une enceinte de planches,
puis par une tente de toile. Ainsi les
Collignon, de père en fils, d’aïeul en petit-
fils, parcoururent la Lorraine pendant plus
d’un siècle, s’arrêtant dans les villages,
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montant leur théâtre à peu de frais. Ils
étaient les propres artisans de leur maté-
riel. Ils sculptaient les figures de leurs
personnages, les peignaient, les garnis-
saient, les ornaient. Ils façonnaient, habil-
laient les corps, articulaient les membres,
construisaient les accessoires, brossaient
les décors. Parfois ils avaient recours à un
peintre spinalien que nous connaissions
bien. Il s’appelait Reuchlin.
Notre hôte affirma :
— C’était un artiste, Monsieur !
A vrai dire, il avait quelque talent et
de la naïveté, une naïveté qui s’accordait
fort bien à l’art des Collignon.
M. Collignon était un habile homme.
Il suivait la vogue, biffant de son répertoire
les pièces démodées. Il supprima la
Passion. Certains se récrièrent. Ils n’en-
tendraient plus la plainte du Christ :
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— J’ai soif !
Le Centurion répondait implacable :
— Qu’on lui z’y donne à boire du fiel
avec du vinaigre.
Un soldat, l’élevant à la pointe de sa
lance, approchait une éponge des lèvres
de Jésus.
Et Jésus :
— Ah ! ouah ; c’est trop z’aigre.
Ils n’ouïraient plus ce dialogue entre
Jésus et Pierre.
— Est-ce t’y toi, est-ce t’y pas toi qui
as coupé l’oreille à Malchus ?
— C’est moi, Seigneur.
— C’est bien, on la raccommodera.
La décision de M. Collignon était prise.
Il connaissait son public. Haussant les
épaules, il maugréait :
— La Passion ! Depuis qu’ils ont leur
sacrée République, ils n’en veulent plus.
— 43 —
Aujourd’hui, il conclut :
— Tout cela est bien fini. Les automates
ne verront plus le jour. J’ai vendu le
théâtre, je garde les acteurs comme
d’aimables souvenirs et de vieux compa-
gnons. J’ai bien gagné ma retraite. Mes
enfants n’ont plus le goût de la vie foraine.
Pourtant elle avait ses charmes, mais
l’état de comédien ne leur souriait plus.
Il avait dit ces derniers mots d’un ton
dédaigneux, un ton de renégat. Il semblait
qu’il fût las de son ancien métier. J’en
éprouvai une amertume. Je protestai. Le
père Collignon renierait-il un art qui avait
illustré son nom, qui l’avait imprimé dans
la mémoire populaire ? Il avait eu le
bonheur de vivre dans la fiction, au-dessus
des misères terrestres. Il s’était promené
dans le jardin magique des illusions,
semant le plaisir sur son passage, amusant
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les hommes, émerveillant les petits. Il
avait enseigné, toute son existence, la
gloire des grandes vertus, le châtiment
du crime. Il ignorait les complications de
l’âme humaine, ses carrefours, ses venelles
tortueuses. Il n’en avait suivi que les
avenues. Enfin, il avait vécu dans la
compagnie des plus grands personnages.
Pour être de bois, ils n’en valaient que
mieux. Ils n’avaient que les vices qu’on
leur attribuait, étant de leur nature
inoffensifs et bons. Quel mensonge ado-
rable ! M. Collignon tenait dans ses mains,
avec les ficelles, leur destinée. Il leur
donnait la pensée, la voix, le mouvement,
la vie. Il était le maître, l’Etre suprême
de ce monde étincelant. Et voici qu’au
lieu d’en concevoir de l’orgueil, il parais-
sait en éprouver une honte !
Il nous montrait maintenant les animaux
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de la création : des serpents, un crocodile,
des papillons ; des acteurs de la Passion :
la tète sanglante du Christ, le masque de
Judas, nez crochu et cheveux roux.
Soudain, il dit avec une tranquillité
magnifique :
— Et puis, il y a le pape Calixte qui est
enterré dans notre jardin.
Ces mots sonnèrent dans le silence du
réduit et le calme de nos pensées comme
une balle de plomb tombant sur un pla-
teau de bronze.
Le père Collignon poursuivait ses fouilles
dans la caisse. Je doutai de sa raison. Et
le considérant fixement :
— Vous dites ?
— Eh bien ! oui, le pape Calixte. Vous
ne connaissez pas le pape Calixte ? Il est
enterré là bas, derrière chez nous. Je
vous y conduirai tout à l’heure.
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Il fallut qu’il nous y menât tout de
suite. En vérité, j’ignorais l’histoire de ce
pontife. Mais je retenais qu’un pape était
inhumé là, près de nous, dans ce lieu
pauvre, ignoré, noyé de pluie. J’entendais
le ton détaché du vieillard philosophe. Je
n’en croyais pas mes oreilles.
Nous traversâmes la maison, une étable
à moutons, un couloir, des chambres. Dans
la cuisine, je vis le fils de l’hôte. Je l’a-
vais connu dans son costume de Bambo-
chinet, un habit rouge à carreaux écossais,
culotte courte et collerette blanche, joyeux
bouffon, amusant, gouailleur, lançant de
sa voix criarde des plaisanteries énormes.
Dans quel état je le retrouvais ! Paralysé,
perclus, tassé dans un fauteuil. Il avait
toujours sa voix fêlée, l’œil gai et l’orgueil
de son ancien état. Nous parlâmes du
passé heureux. Je lui rappelai ses triom-
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phes spinaliens, à la parade, sous les
tilleuls vénérables du Cours. Il se sou-
venait de tout cela, de la ville, de sa ri-
vière, de ses montagnes et de ses arbres.
Il me savait gré de remuer ces souvenirs
avec lui. Il engagea son père à me confier
les manuscrits qu’il serrait précieusement
dans une vitrine. J’emportai, reconnais-
sant, ces trésors de candeur populaire.
Descendant une échelle de meunier,
nous arrivâmes dans le jardin. Des
fragments de sculptures, des fenêtres, des
morceaux d’ogive étaient sertis par
endroits dans les murs.
Nous vîmes un petit jardin rustique,
avec des carreaux de betteraves, de
choux et de salades. Les légumes étaient
malingres, mornes sous la pluie.
M. Collignon, les montrant d’un grand
geste dit :
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— Le pape Calixte est enterré là-dessous.
Il n’en savait pas plus.
Vous m’apprites, mon cher poète, qu’il
se trompait. Pour rien au monde vous
n’eussiez tué sa chimère. Les poètes ne
sont pas cruels. Mais voici ce que vous
m’avez raconté au XVe siècle, l’abbé de
Saint-Mihiel fonda un prieuré à Harréville.
Il y porta les reliques du pape Calixte
qu’il avait ramenées des Catacombes. A
leur venue, jaillit, selon le rite, une
moisson de miracles. On les conserva
dans la chapelle du prieuré jusqu’à la
Révolution. Alors elles disparurent. On
suppose qu’on les dispersa et qu’on les
répartit, pour les sauver des profanations,
entre plusieurs églises.
C’est dit. Le pape Calixte ne repose pas
sous les endives du père Collignon. La
tradition que rapportait notre hôte n’était
— 49 —
qu’une légende. C’est dommage, elle était
émouvante. Tout de même, quel caprice
étrange de la Providence si elle avait
permis que l’humble domaine de M. Colli-
gnon devint à la fois le tombeau d’un pape
et des marionnettes !